LA CAMPAGNE EST NOIRE DE SOLEIL / PIA RONDE ET FABIEN SALEIL
GALERIE ESCOUGNOU-CETRARO, PARIS
19 MARS — 30 AVRIL 2016
Entre les colonnes aux ombres maintenant obliques, les inquiétudes fondaient dans l’air comme des oiseaux blessés
La Campagne est noire de soleil, une invitation au dévoilement de toutes choses, les yeux éblouis, l’échine roussie, le corps ramené vers la terre craquelée, vers l’argile fissuré des commencements.
Le soleil irradie de toutes parts, ne laissant plus de place à la fixité, obligeant à une immersion absolue dans un paysage aux contours peu définis, flous dans les vapeurs de chaleur. Les yeux en restent brûlés, et par là-même s’ouvrent à un archaïsme millénaire, redeviennent sauvages, à l’affut de la moindre chose qui pourrait donner un sens, ou permettre la vie : une cavité minérale, une concrétion rocheuse, les restes d’une tourterelle rappelée à l’humus primordial et dévorée par des fourmis. Non loin de là, sous un ciel cramé, le chemin mène à une forêt brûlée : des arbres aux cimes charbonneuses, un sol calciné, des feuilles et des brindilles consumées. La forêt bruit doucement, craque et divague ; encore aux prises avec le vent, elle balance ses cimes rescapées dans le blanc d’une voûte d’azur.
Pia Rondé et Fabien Saleil ont de tels territoires d’élection. Des lieux solaires. Des sanctuaires nouveaux dans lesquels des images sont prises, pour mieux apparaître plus tard, une fois dépouillées de leur prison photographique. La photographie est alors pure matière à noircir du verre, ou peau permettant d’opacifier la transparence. La photographie n’est qu’un outil : elle est la potion — au sens stricte de bouillon du liquide photosensible, révélateur ou fixateur — de cet art sorcier. Peu importe comment telle ou telle image se fabrique, comment elle finira par déposer sa pellicule à la surface d’une membrane ou d’une lentille de verre, tant les techniques sont diverses : prise de vue au sténopé, à l’argentique, au numérique, agrandissements, impressions de négatifs ou de positifs de différentes natures, systèmes de calques et de caches, photogrammes, jeux de découpe de la gélatine encore fraîche… Ce qui compte, c’est la somme de tout cela et leur indistinction, c’est le surgissement de l’image sous sa forme sculpturale, s’adaptant et fusionnant amoureusement avec son support. Ainsi, tels les débris d’une archéologie intemporelle, des sculptures de verre froissé, fondu, encore chaud peut-être, sont ce que les artistes appellent des « corps coulants », des corps en suspension. Car le verre, matière vivante et organique, nait d’une fusion à haute température habitée par le souffle de l’homme et de sa flamme, tout comme la photographie se produit par une exposition à la lumière du soleil. Ce sont deux techniques sœurs, deux sources de vie qui vont chercher la brûlure pour advenir et exister.
La visibilité, tout comme l’ambition photographique, est à double tranchant : quête pour l’artiste qui veut créer une apparition, mais aussi simple mécanique physiologique nichée dans l’architecture d’un oeil. L’Humeur vitrée, l’installation clôturant l’exposition, nous rappelle à cette double nature : l’oeil, en tant que globe, est rempli d’une substance nommée « vitré » pouvant être à l’origine de la vision de « corps flottants », tâches ou filaments dansant dans l’atmosphère lorsque l’oeil se meut. Alors, une voûte lumineuse ou une cartographie stellaire attire le regard vers le haut, oblige à raidir la nuque pour faire l’expérience visuelle d’une composition organique et ordonnée, à la fois opaline, cristalline, givrée, gelée, aqueuse, sombre, lumineuse, momifiée, émaillée, médusée, minérale, végétale, animale, aquatique, radiographique, mathématique, labyrinthique. En un mot : cosmique.
Léa Bismuth
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1 Albert Camus, Noces, Folio Gallimard, page 26
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