Galerie Alberta Pane, Venise
27 octobre – 22 décembre 2018
Romina De Novellis et Hermann Nitsch

Je me suis rendue à Naples pour la première fois en 2015. Je partais alors à la recherche de quelques fantômes. J’avais pour cela dans ma poche le livre de Freud : Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen. Je prenais conscience que les œuvres murmurent toujours à nos oreilles des chants secrets, des chants de ruine, et peut-être d’absolution. Il s’agit ici d’une brulure traversée par une géographie obsessionnelle. Rien qu’une histoire de cendre et de secret capturés dans un lieu.
C’est là que le réel nous rattrape, et qu’à la suite de nos fantasmes,
nous voulons créer des formes. En 2016, je retourne donc à Naples avec
Romina De Novellis. Nous voulions partir ensemble à Pompéi pour y
retrouver Gradiva. Ce « spectre de midi », sédimentation temporelle et
archéologie inviolable, elle décidera de l’incarner. Se promenant dans
Pompéi, elle imagine une Gradiva contemporaine, à la recherche d’une
adresse exténuante, entre vie et mort. Sa performance, lente errance
dans les ruines, eu lieu lors d’une nuit de pleine Lune, du coucher du
soleil à l’aube. L’artiste traine, de ruelles en ruelles dépeuplées, son
propre corps moulé et disposé sur un charriot, évoquant les corps
capturés dans la lave, les chars allégoriques du Carnaval, mais aussi la
figure populaire de l’arrotino, personnage du rémouleur qui, de
villages en villages, propose ses services aux habitants. Mais là, dans
ce voyage endeuillé, c’est au vide que cette Gradiva-Arrotino s’adresse :
« la Gradiva est une âme silencieuse qui fait du bruit dans la nuit, à
travers les sons de son mégaphone et celui des roues de son chariot.
C’est une présence mystérieuse dans une ville abandonnée, chargée des
spectres d’une civilisation écrasée par le volcan et les forces de la
nature. Gradiva crie combien elle pourrait être utile, et peut-être
reste-t-elle porteuse d’espoir dans le vide. En cela, c’est une figure
mystique, mais aussi une figure fellinienne touchant à la folie, à la
vulnérabilité mentale et physique, visant à interroger aujourd’hui les
relations humaines, foncièrement politiques, et ce que nous faisons, au
présent, de notre passé », explique l’artiste. Il y aurait ici un
cheminement interne et politique de perdition dans la nuit. Cette quête
est celle d’une mise à nu périlleuse. Romina De Novellis y répond par
l’énergie repoussant les limites du corps. En 2017, nous poursuivons
notre recherche napolitaine, en élargissant les frontières de Pompéi à
celles d’un Luna Park désaffecté, portant le nom prédestiné de
Edenlandia, ou à celles de la cour d’une ancienne prison de fous où
l’artiste progresse, nue, avec la famille qu’elle s’est forgée : des
membres de la communauté LGBTQ de Naples, et différents représentants
d’une société exclue. Le rituel est devenu païen. Nous avons perdu nos
illusions. Et pourtant, il s’agit d’ouvrir, encore et toujours, la
marche.
Nous voilà donc aujourd’hui, en 2018, à Venise pour séjourner à
Naples. La puissance de la ville du Nord de l’Italie rend hommage à
l’autre ville, celle du Sud, celle des leçons de ténèbres caravagesques,
celle où un Christ Voilé nous demande un peu d’aide, celle où les
portraits anciens restent emprisonnés sur les hauteurs de Capodimonte.
Avec cette exposition, j’ai souhaité avant tout comprendre l’énergie
souterraine et volcanique de Naples, et je me suis souvenue d’un autre
artiste dont l’œuvre n’est qu’intensité, n’est que feu, n’est que sang
et rituel collectif. Il s’agit bien entendu de Hermann Nitsch, cette
figure de l’Actionnisme viennois ayant trouvé refuge à Naples à la fin
des années 1970. C’est à Naples, visitant le Musée-Laboratoire dédié à
l’artiste, que j’ai saisi la force des actions de Nitsch défendant
depuis les années 60 une pratique de l’art total, impliquant une
exploration des limites des refoulements humains. Prononcer le nom de
Nitsch ouvre immédiatement l’imaginaire : la liturgie, le théâtre, les
mystères et les orgies, les robes blanches, le sang versé sur la toile,
les processions avec disciples. Il s’agit aussi d’une hardiesse
picturale, ancrant le geste dans la couleur considérée comme chair. La
cérébralité descend dans les viscères pour mieux côtoyer certaines
vérités enfouies ou désavouées. Nietzsche ou Freud — mais nous pourrions
aussi citer Bataille pour sa pensée de l’Informe et de la dramatisation
existentielle — furent ses maitres à penser, l’amenant à redéployer une
extase dionysienne dans le champ de l’action painting. Les tableaux
présentés ici, dans leur flamboyance rougeoyante, en témoignent tous.
Car tout n’est corps à l’œuvre, véhémence emportée et maitrisée à la
fois.
Romina De Novellis et Hermann Nitsch, par-delà la distance
temporelle qui les sépare, partagent à mon sens ce même élan, cette même
incarnation performative. La jeune artiste née à Naples en 1982
rencontre le maître de cérémonie né dans la Vienne de 1938. Le contexte
politique et artistique qui a vu naître ces deux artistes est ô combien
différent, et pourtant, les réunir ici est une manière d’écrire une
certaine histoire de l’art au présent, ou plutôt de l’inventer, en
gardant quelques balises allumées, en prenant garde à ne pas tomber dans
les précipices historiques.
Préparant cette exposition, j’avais ainsi sur ma table de travail Le
Voyage à Naples de Sade, Pompéi aujourd’hui de Malcolm Lowry, les
écrits de Walter Benjamin et Asja Lacis, Le Mal d’archive de Derrida…
Bref, une constellation fougueuse. Tout cela m’a accompagné dans
l’écriture de quelques fragments arrachés à l’oubli et que je présente
dès l’entrée de l’exposition en un poème installatoire. Ceux-ci rendent
un hommage subjectif au cinéma : du Voyage en Italie de Rossellini aux
fragments filmiques de Jonas Mekas tournés dans la ville. Les traces du
temps rencontrent l’enthousiasme du soleil napolitain.
Léa Bismuth