BLANCHE OU L’OUBLI
GALERIE ALBERTA PANE, PARIS
11 septembre – 31 octobre 2014
Sandra Aubry et Sébastien Bourg, Charbel-joseph H. Boutros,
Gayle Chong Kwan, Marie Denis, Marco Godinho, Marcela Paniak, Hiraki
Sawa, João Vilhena
Parce que Blanche, elle, n’est pas, n’est pas un personnage de roman, une Marie-Noire. Je ne l’imagine pas, je vous dis, je ne l’invente pas. Je la cherche à tâtons dans mes ténèbres
— Aragon

Photographie ancienne numérisée, fleurs séchées — 60 × 40 cm
Courtesy of the artist & Galerie Alberta Pane, Paris
« Car ce que nous cherchons est tout »
N’est-ce pas la possibilité du récit qui rendrait acceptable les parts d’ombre, de secret et d’oubli de toute vie vécue ? C’est bien cette hypothèse qu’Aragon formule dans Blanche ou l’oubli, livre à la recherche de lui-même comme l’est sans doute cette exposition. A travers des pages décousues, des bribes de fiction, des tentations autobiographiques, des nuits d’insomnie, des moments de perte, des chemins qui ne se terminent pas et finissent en précipices, Aragon cherche quelque chose. Il ne fait que cela. Chercher. « Car ce que nous cherchons est tout » : cela, il le martèle, il bute contre l’idée, et avance à son contact, malgré tout. Cette quête est chasse infinie de soi-même et de l’autre dans l’amour : elle prendra le nom de Blanche ou de Marie-Noire, elles-mêmes parasitées par la Mme Arnoux de L’Education sentimentale de Flaubert. Mais, la littérature s’infiltre, et n’autorise aucune ressemblance trop explicite ; car, ouverture incessante sur les possibles de la conscience, elle est toujours bien plus que ce à quoi on voudrait la réduire.
Mais, que faire du livre dans le contexte de l’exposition ? L’adapter ? Le malmener ? Le transfigurer ? En faire une matière première ? Sans jamais se vouloir illustrative, l’exposition exploite les zones grises et les ellipses du texte, tout en reconstruisant partiellement des sensations subjectives de lecture. En tant que curatrice, j’ai voulu réaliser un travail en commun, j’ai cherché à ce que les artistes ici présents m’aident à relire le livre, pour peut-être parvenir à me débarrasser de son obsession… Ainsi, certains d’entre eux ont répondu par des œuvres spécialement conçues : Sandra Aubry et Sébastien Bourg réalisent un puzzle à jamais impossible à reconstituer, puzzle gris, grisâtre comme la neige de télévision, proliférant sur le mur, tel le fourmillement d’un souvenir, l’apparition d’une jungle mentale dans les tréfonds de la mémoire.
João Vilhena propose quant à lui, dans un grand dessin à la pierre noire, le portrait d’une actrice des années 40, en une vue stéréoscopique à la vision faussée : Qui est-elle ? Est-elle déjà un souvenir, une ombre errante ? La regarder donne le mal de mer, ça tangue, et le flou contamine la présence. Face au dessin, ne vient que cette ligne du roman à l’esprit : « Regarde-moi, tourne vers moi tes yeux accaparés par les hôtes, Blanche… ».
Enfin, Marco Godinho, en une installation prenant appui sur la matière concrète et physique de livre, fait disparaître l’épaisseur du petit folio en décidant de le détisser, de le détricoter comme il le ferait d’un pull aux mailles trop serrées. Il détache, effeuille puis recoud les pages entre elles afin d’en faire un tapis, une cartographie, une constellation minutieuse, à jamais parcellaire. Lui aussi, à sa manière, se dégage d’un livre encombrant, dont il ne pourra pas rétablir la linéarité, le réduisant à un spectre livresque, à une anomalie langagière.
« Où suis-je et quand suis-je ? L’oubli. »
L’exposition est agencement et montage — cela, nous le disons à la suite
de Jean-Jacques Lebel parlant de « montrage », c’est-à-dire d’un
montage qui montre, d’un souci de construction par la coupe qui ne
dirait rien d’autre que la force de sa césure ; puis, comme au cinéma,
permettrait de recréer une nouvelle continuité, radicalement
surprenante. Le montage est alors création d’un sens que l’on ne pouvait
pas imaginer sans lui. C’est la fusion des possibles. La poésie
naissant d’un dialogue de sourd. L’exposition, par la mise à proximité
des œuvres, n’est donc pas seulement « collage », mais bien ce « beau
souci » dont parle Jean-Luc Godard dans ses Histoire(s) du Cinéma : le
montage invente et déploie, il se trompe parfois, peut se cogner contre
des portes closes, mais reste une force d’embrasure, de surgissement de
l’unique et de l’inattendu. En tant que montage problématique et ambigu,
Blanche ou l’oubli traite de la dislocation des processus narratifs, de
la crise d’un récit sans cesse recommencé, course effrénée d’une
boussole qui aurait perdu son aiguille. Dans son film Sleeping Machine
I, Hiraki Sawa démonte ainsi des mécanismes horlogers qui tournent à
vide sur de vieux papiers peints. Impossible de dire ce qui nous
constitue puisque la vie n’est autre qu’une somme de fragments aux
identités confuses, parmi lesquels nous avançons dans la lumière des
matins ou l’intensité des nuits. Ne restent que la présence sonore de
rouages mis à mal, de roulis de pierre et de nappes acoustiques.
Il y a dans l’exposition et dans le livre d’Aragon la possibilité d’un
deuil et d’une mélancolie, mais qui reste sourde. On supposera
naïvement, même s’il persiste à dire que « Blanche n’est pas Elsa »,
qu’Aragon pressent la mort à venir d’Elsa Triolet, celle qu’il aura
aimée « pendant quarante-deux années ». Mais, ce qu’il pressent surtout
et ce après quoi ses pages s’empressent, c’est sa prédisposition à
l’oubli, et sa peur qui emporte tout, l’inquiétude de disparaître avec
ses souvenirs dans la paix des cimetières. L’écriture et le roman sont
par là le moyen de s’assurer qu’une existence a lieu, a eu lieu, a été
traversée. « Blanche, comprends-moi […] j’essaye par le roman de
m’assurer de ce que je suis, j’ai pu être, j’essaie par cette route
étrange de te retrouver dans mes bras, comme si tu ne t’en étais jamais
échappée… », écrit encore Aragon. Retrouver l’étreinte par l’écriture,
voilà une ambition florale et évanescente que Marie Denis métaphorise
dans l’exposition avec des aigrettes de pissenlits, fleurs sur
lesquelles nous nous amusions jadis à souffler dans les champs avant de
faire un vœu. Le souffle et la suspension sont arrêtés entre des
lamelles de verre et la fragilité de l’instant — sa légèreté — est
saisie dans son éclatement éphémère. Et non loin de là, ce sont les
visages ancestraux de Marcela Paniak qui nous murmurent des langues
anciennes dans le creux de l’oreille. Avec ses photographies recouvertes
de fleurs séchées, elle se promène dans le territoire des
Champs-Elysées où poussent les asphodèles, les fleurs des tombes. Les
visages recouverts, mangés par la floraison lugubre, nous observent dans
leurs médaillons dont le regard transperce.
L’exposition a bien sa part de nuit, mais malgré l’obscurité, la Lune
est toujours là, comme celle de Gayle Chong Kwan trônant de tout son
pourtour argenté, pendant que Charbel Joseph H. Boutros imagine le conte
suivant : « A São Paulo, par une journée ensoleillée, l’atelier de
l’artiste était en pleine lumière. Il décida d’éteindre les lumières
électriques et obstrua les fenêtres de manière à se soustraire à toute
luminosité. Son atelier était devenu un volume noir, une boîte noire
capturée dans la ville moderne et blanche. L’impossibilité de la vision
et de la création devenait un acte sculptural et politique. Ensuite, il
alluma sa caméra et filma l’obscurité pendant neuf minutes. Mais, filmer
l’obscurité est une tentative vaine : c’est enregistrer d’invisibles
réalités».
Avancer à tâtons. Ou aux aguets. Ouvrir grands les yeux dans le noir de
notre mémoire. Puis, les fermer pour imaginer un visage, celui que l’on
connaît le mieux, dont l’exploration n’aura pas de fin, celui de
Blanche.
Le sentiment littéraire de l’existence ne peut être facticement
construit, et il est impossible de le saisir totalement par la Raison :
il n’est qu’une immense traversée incertaine et vivace, il est la
nourriture du Réel.
Léa Bismuth